Le féminisme en politique étrangère, un spectacle symbolique?
Quel est réel impact des politiques étrangères féministes ? Dans de nombreux cas, il s’agit simplement d’une stratégie de communication assez maladroite, même si certains résultats locaux et internationaux peuvent parfois être observés.
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« Ce n’est pas d’un cerveau féminin qu’est sortie la bombe atomique », chante Renaud en 1985 en reprenant le cliché des femmes naturellement pacifiques et pacifistes. Stéréotype des années 80 certes, mais se retrouvant également au sein même de l’action étrangère de certains États aujourd’hui. Selon un récent rapport de ONU-Femmes, près d’une dizaine de pays autour du monde ont adopté un type de politique étrangère féministe (PEF), ou sont en voie de le faire. Bien qu’elles prennent des formes différentes, le but principal de ces politiques est similaire : elles consistent à promouvoir l’égalité hommes-femmes ainsi que les droits des femmes dans tous les domaines des relations entre États. Certaines précisent que l’objectif est de donner une orientation plus inclusive aux politiques étrangères traditionnelles, centrant l’action étatique à l’étranger autour du bien-être des communautés plus marginalisées de manière plus large, ne s’en tenant pas qu’aux femmes. Or, malgré ces initiatives, les retombées positives ne semblent pas toujours suivre. En se présentant comme des exemples de leadership en termes d’inclusion sur la scène diplomatique internationale, des pays tels que le Canada, la Suède, la France ou le Mexique jouent sur le pouvoir symbolique des PEF afin de renforcer leur image en tant qu’États progressistes et inclusifs. On peut donc s’interroger sur le réel impact des politiques étrangères féministes, en faisant valoir que, dans de nombreux cas, il s’agit simplement d’une stratégie de communication assez maladroite, même si certains résultats locaux et internationaux peuvent parfois être observés.
Des stratégies de communication qui manquent de précision et de cohérence…
Courant de jure des objectifs nobles d’inclusion, de considération et de diversité, les politiques étrangères féministes de nombreux États opèrent de facto en tant que spectacles symboliques, visant à redorer l’image d’un pays sur la scène internationale. L’attitude des États vis-à-vis des femmes a de ce fait permis à d’évaluer et de classer hiérarchiquement certains pays, notamment dans leurs bonnes intentions quant à la protection des femmes et des minorités de genre. Or, comment se fait-il qu’une telle entreprise n’amène aucun impact concret, mis à part sa contribution au soft power d’un État en tant qu’exercice de communication politique ?
On note, d’une part, que les politiques étrangères féministes établies jusqu’à présent n’ont pas d’objectifs précis. Se basant sur des définitions peu claires, elles visent plutôt à la représentation sans forcément atteindre la réelle inclusion prétendue. L’exemple du Canada est parfait pour illustrer cette lacune. Élaborée sous différents ministres des Affaires étrangères, la PEF canadienne apparaît comme chef de file en la matière mais est vivement critiquée autant sur le fond que sur la forme. L’Initiative Elsie pour la participation des femmes aux opérations de paix fait partie de l’engagement d’Ottawa quant à une politique étrangère féministe, et vise à augmenter le nombre de femmes Casques bleus, en menant des évaluations globales des obstacles à la participation des femmes dans les opérations de paix. Pourtant, au-delà de cette augmentation quantitative, que vise exactement l’Initiative Elsie ? S’inscrivant dans une logique assez instrumentaliste dans la mesure où l’égalité hommes-femmes n’est pas une fin en soi mais plutôt un moyen d’atteindre une certaine efficacité opérationnelle, l’Initiative Elsie gagnerait à définir des objectifs aux retombées plus positives et concrètes. D’autres études démontrent, de plus, qu’il n’existe aucun lien entre augmentation du nombre de femmes Casques bleus et la réelle efficacité d’une opération de paix sur le terrain. En avançant ce genre d’initiative, le Canada se positionne donc certainement en tant que pionnier en termes d’inclusion des femmes dans la sécurité internationale, mais tout cela ne semble être qu’un écran de fumée. Une piste de solution serait de modifier l’objectif même d’Elsie, de sorte à ce qu’elle avance une fin plus qualitative, misant sur l’amélioration des conditions de la participation des femmes, au-delà d’une simple augmentation qualitative.
On relève, d’autre part, de fortes incohérences entre les politiques étrangères féministes de certains pays et leurs agissements, autant vis-à-vis des politiques intérieures que de certaines actions contredisant les objectifs féministes. En effet, la politique étrangère et la responsabilité du gouvernement à l’intérieur de ses frontières ne peuvent être dissociées l’une de l’autre. Toutefois, en nous penchant sur la situation des femmes au sein même d’États promouvant une politique étrangère féministe, on note certains décalages entre engagements nationaux et internationaux. La diplomatie féministe de la France, revendiquée par le Quai d’Orsay depuis 2018, s’attache à ce que l’objectif de l’égalité hommes-femmes soit intégré dans toutes les problématiques. Le constat fait par le Haut Conseil à l’Égalité entre les Femmes et les Hommes va dans le sens diamétralement opposé : le sexisme en France perdure et ses manifestations les plus violences s’aggravent. Parmi les chiffres les plus marquants, 93 % des Français estiment que les femmes et les hommes ne sont pas traités de la même manière dans au moins une des sphères de la société. Une forte défiance à l’égard des institutions et des politiques publiques pour prévenir et lutter contre les actes et violences sexistes semble s’être installée puisque l’action des pouvoirs publics est jugée efficace par seulement un quart des voix recueillies. Il y a là une dissonance flagrante : comment Paris peut-elle promouvoir une diplomatie féministe à l’étranger, alors qu’elle ne réussit pas à régler les enjeux d’égalité et d’inclusion au sein même de son pays ? Dans le même ordre d’idée, de nombreuses contradictions sont présentes dans les actions étrangères de certains pays ayant fait le virage féministe. Considérée comme la plus ancienne et la plus complète, la PEF suédoise s’applique à tous les domaines de la politique étrangère et cherche à faire progresser l’égalité hommes-femmes sur tous les plans. De telles positions ne sont certainement pas compatibles avec l’exportation d’armements avec des États ne respectant ni les droits humains ni les droits des femmes plus particulièrement. Néanmoins, les contrats entre Stockholm et ses partenaires turcs reprennent en 2022, après la demande d’adhésion suédoise à l’OTAN, malgré trois ans d’interruption en raison des politiques de la Turquie quant à la question des Kurdes. Y ayant publiquement renoncé pour motifs liés aux droits humains, la Suède privilégie désormais ses propres intérêts, et compte reprendre le commerce d’armes avec un pays faisant fie totale des droits des femmes. La question du commerce d’armements se pose également au Canada, où Ottawa entretient des relations très serrées avec Riyad, et continue à conclure des contrats s’élevant à des milliards de dollars, ne tenant point compte de la condition féminine en Arabie saoudite. Ainsi, les politiques étrangères féministes ont certainement leur lot de contradictions et d’incohérences, ce qui tend à les discréditer lorsqu’on parle de retombées tangibles, mais redore tout de même l’image des pays porteurs de ce type d’orientation.
… mais qui agissent sur la diffusion normative internationale, avec des actions ponctuelles concrètes
Il est néanmoins indéniable qu’au-delà de leur apparence obsolète, l’implémentation de politiques étrangères féministes a également connu son lot de succès plus concrets. Entre autres, on observe des résultats plus larges en termes de diffusion des normes, mais aussi des mesures plus locales, telles que des investissements dans des causes précises.
Dès le tournant du XXI siècle, après l’adoption de la résolution 1325 par le Conseil de sécurité des Nations Unies, les tendances générales en termes de luttes féministes semblent prendre de l’allure. Se manifestant par des politiques étrangères féministes dès 2014 avec la Suède, la norme de l’égalité hommes-femmes s’inscrit désormais dans les priorités politiques, allant au-delà de la simple communication et établissant une réorientation normative de la politique étrangère. L’implémentation d’orientations féministes en politique étrangère vient mettre la lumière sur des inégalités persistantes entre hommes et femmes à l’internationale et permet de recentrer le discours sur cet enjeu de taille. La politique étrangère de la Suède a depuis longtemps été perçue comme entreprenante, visant à diffuser des normes innovantes et ainsi cherchant à changer les paradigmes. Son penchant féministe est particulièrement révélateur de cette volonté, puisque l’essence même des PEF représente la promotion de valeurs éthiques. Depuis octobre 2022, après qu’un parti d’extrême droite ait remporté les élections suédoises, un pays généralement associé à des valeurs sociodémocrates risque de prendre un virage conservateur. Le présent ministre des Affaires étrangères, Tobias Billström, a déclaré vouloir abandonner la politique étrangère féministe, ce qui ferait de Stockholm le premier gouvernement à procéder ainsi. Cependant, des experts s’entendent pour dire que la politique étrangère féministe suédoise est si ancrée dans la société et dans les compréhensions éthiques des citoyens que des changements politiques ne pourront l’effacer. La norme a été créée, diffusée, et peut désormais être considérée comme immuable.
De manière plus locale, les actions menées par les pays ayant adopté des politiques étrangères féministes font un écho positif, notamment sur le plan des investissements en santé des femmes ainsi qu’en luttes contre les violences. Ces impacts sont généralement les plus visibles sur le court terme, puisque ces questions demandent une réponse rapide et efficace de la part des gouvernements engagés. La Politique d’Aide Internationale Féministe du Canada (PAIF), lancée en 2017 par le gouvernement Trudeau, a pour objectif de contribuer aux efforts déployés à l’échelle internationale pour éliminer la pauvreté en passant par l’élimination des inégalités entre les sexes et en permettant aux femmes de développer leur plein potentiel dans l’optique que leur épanouissement bénéficie non seulement à leurs familles, mais à la croissance économique de leurs communautés et de leur pays. Au travers d’investissements stratégiques tels que “Partenariats pour sa voix, son choix” ou bien “Voix et Leadership des Femmes”, le Canada s’est engagé à améliorer l’accès aux soins de santé sexuelle et reproductive des femmes. Depuis 2017, le premier programme a donné accès aux services de soins à 2,8 millions de femmes et filles. Plaçant la violence envers les femmes comme priorité, le Mexique devient le premier pays d’Amérique latine à adopter une politique étrangère féministe. Malgré les hauts taux de féminicides et de crimes à l’échelle nationale, le gouvernement mexicain s’est engagé à accueillir les forums de Génération Égalité, en partenariat avec l’Initiative Spotlight pour l’Élimination de la Violence contre les Femmes et les Filles. Ainsi, bien que limitées, les actions posées par les gouvernements mettent en évidence une volonté d’aller de l’avant, malgré les obstacles qui pavent le long chemin vers la réelle égalité hommes-femmes.
Les politiques étrangères féministes représentent d’abord et avant tout des initiatives de communication de la part de certains États, avec pour objectif principal le symbolisme positif associé à l’adoption de telles politiques. Manquant souvent de cohérence, ou n’étant pas du tout en adéquation avec les contextes nationaux, les décideurs ont encore du pain sur la planche. Toutefois, on soulignera l’impact de l’élaboration des politiques étrangères féministes sur deux plans : au niveau local, avec des investissements ciblés et des partenariats fiables, puis au niveau international, faisant du féminisme une norme dépassant toute turbulence politique. En guise d’ouverture, on peut s’interroger sur l’avenir des politiques étrangères féministes dans le monde, pourra-t-on voir davantage d’États faire le saut ?